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Open Access
Numéro
Cah. Myol.
Numéro 25, juillet 2022
Page(s) 30 - 32
Section Myologie dans le monde / Myology around theworld
DOI https://doi.org/10.1051/myolog/202225007
Publié en ligne 11 août 2022

© J.A. Urtizberea, publié par EDP Sciences, 2022

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C’était à Lviv, en 2017, à l’occasion de mon premier voyage en Ukraine. Cette ville, m’avait-on expliqué, avait changé trois fois de nom au cours de son existence (Lwow du temps des Polonais, Lemberg du temps des Autrichiens, puis Lvov du temps de l’URSS), preuve qu’elle avait connu bien des vicissitudes au cours de son histoire. La paisible bourgade et quatrième ville d’Ukraine accueillait la toute première école nationale de myologie à l’initiative d’un ancien élève de la Summer School of Myology de Paris, Orest S. (promotion 2016). Je n’étais pas « hyper-emballé » par le projet, d’abord parce que l’Ukraine n’était pas stratégique pour les partenariats internationaux de l’Institut de Myologie, ensuite en raison des conditions du voyage. Aller là-bas n’était pas de tout repos, avec de multiples correspondances. De plus, les témoignages de plusieurs familles ukrainiennes entrées en contact avec le service international de l’AFM-Téléthon, laissaient présager d’un no-man’s land sanitaire et tout aussi peu d’expertise en myologie. Rien de comparable avec la Russie voisine que je fréquentais régulièrement depuis 2010, année de la première école euro-russe de myologie à St-Pétersbourg.

C’était sans compter sur la bienveillante insistance d’Orest, tout autant que sa gentillesse, les deux ayant rapidement eu raison de mes réticences. Ce colosse, ancien haltérophile de haut niveau, avait en un an réussi à monter un colloque ayant fière allure. Mettant en pratique les préceptes qu’il avait reçus à Paris, il avait réussi à attirer des dizaines de spécialistes médicaux de tout le pays, ainsi que plusieurs partenaires industriels dont le laboratoire Sanofi-Genzyme. J’avais à l’époque quelques notions de base de russe mais j’avais du mal à comprendre mes interlocuteurs. Les deux langues sont proches mais pour un débutant, il y a plus de dissemblances que de similarités. Les alphabets, tous deux cyrilliques, présentent des différences notables, le « i » ayant tendance à se substituer au « o ». De plus, on m’expliquait qu’à Lviv, en particulier, l’influence de la langue polonaise était palpable, à la fois dans le vocabulaire et dans les intonations. Lors du topo qui m’avait été assigné en anglais, je m’étais volontairement abstenu de dire quoi que ce soit dans la langue de Pouchkine. Je ne savais pas trop comment mes collègues ukrainiens auraient réagi à l’heure même où Vladimir Poutine continuait d’occuper non seulement la Crimée (annexée depuis 2014) mais contrôlait indirectement une partie du Donbass.

Heureusement pour eux, les participants au colloque bénéficiaient d’une traduction simultanée car les anglophones étaient, jusqu’à une date récente, peu nombreux en Ukraine. Je bénéficiais moi aussi de cette traduction dans l’autre sens. Hors casque de traduction, je ne comprenais pas grand-chose de ce qu’il se disait, il faut bien l’avouer. Jusqu’au moment où notre collègue de Kharkiv, Dani S., prit la parole pour présenter son topo sur l’amyotrophie spinale. Et là, soudainement, ô miracle, je me mettais à comprendre l’ukrainien !

Le miracle tourna court. Il m’a fallu juste quelques minutes pour me rendre compte de ma méprise. L’orateur, tout Ukrainien qu’il était, s’exprimait en fait en russe…

La raison en était toute simple. Comme beaucoup d’Ukrainiens, dont le futur Président Zelensky luimême, Dani S. n’était pas à l’aise avec la langue officielle de son propre pays. Non pas par idéologie mais parce qu’il avait tout simplement reçu une éducation en russe, là-bas vers l’Est, là où la frontière est culturellement très poreuse entre les deux pays cousins. J’aurai d’ailleurs l’occasion de m’en rendre compte lors d’autres colloques de myologie organisés à Kiev.

Cette anecdote m’avait fait toucher du doigt, à mon modeste niveau, une des réalités de l’Ukraine et son rapport complexe avec son encombrant voisin. Pour autant, mes interlocuteurs ne manifestaient jamais ouvertement d’animosité envers les Russes dans leur ensemble. On est des cousins, les choses sont plus compliquées qu’elles ne semblent, me disait-on. Même la notion de « pro-russe » était pour moi d’un grand flou. A l’occasion d’autres déplacements en Ukraine dans les années qui ont suivi, je m’étais également rendu compte de l’américanisation de de la société ukrainienne, notamment dans les grandes villes. La révolution de Maïdan et le soutien sans faille des États-Unis étaient passés par là.

Parallèlement, et comme déjà évoqué dans ces mêmes colonnes, nous avons, à l’initiative de Pierre Carlier, œuvré depuis plus de dix ans pour le développement de l’enseignement des maladies neuromusculaires en Russie et dans les pays satellites de l’ex-URSS. Avec d’autres, nous avons co-organisé une quinzaine d’écoles de myologie à St Pétersbourg, Moscou, Minsk, Riga, Astana et Almaty, sans compter les différentes missions mixtes (consultations et enseignement) dans la Russie profonde, que ce soit dans le Caucase, en Bachkirie ou en Sibérie. A notre grande satisfaction, nous avons vu émerger toute une jeune génération de spécialistes russes de pathologie neuromusculaire dont une bonne partie a ensuite fréquenté la Summer School de Paris. Il est même arrivé que des Ukrainiens participent, certes en très petit nombre à certains enseignements en Russie, notamment à St Pétersbourg. L’inverse ne s’étant jamais produit à notre connaissance, faute d’offre en la matière. Nous étions alors persuadés que la myologie n’avait pas de frontière.

Le déclenchement de la guerre, ou de la simple opération militaire spéciale, pour reprendre l’hypocrite et infamante terminologie du Kremlin, le 24 février, a eu des conséquences désastreuses. Pour l’humanité toute entière, bien évidemment, mais en particulier pour les malades neuromusculaires ukrainiens. Parmi le flot de réfugiés se sont trouvées bon nombre de familles avec des enfants atteints de myopathie de Duchenne ou d’amyotrophie spinale (SMA). Toutes n’ont pas eu le choix de partir. Lors des bombardements sur les immeubles civils, certaines se sont retrouvées coincées à l’étage avec leur progéniture ou leur parent en fauteuil roulant, faute d’ascenseur pour descendre dans les abris souterrains.

La solidarité internationale, et en particulier européenne, envers le peuple ukrainien s’est heureusement exprimée de manière exemplaire et coordonnée, mais le mal était fait : combien d’existences brisées, de familles déchirées, sans compter ceux et celles qui sont partis au front défendre, au péril de leur vie, la mère patrie ?

Les associations européennes de patients neuromusculaires et en particulier polonaises ont fait preuve d’une abnégation sans pareil en la circonstance. Cette solidarité est allée, en Pologne mais aussi dans d’autres pays de l’Union Européenne, jusqu’à faire bénéficier un certain nombre d’enfants ukrainiens réfugiés de thérapies innovantes, alors même qu’elles n’étaient pas disponibles dans leur pays d’origine. On pense bien sûr à la SMA.

Les infrastructures hospitalières ukrainiennes ont particulièrement souffert, surtout à l’Est. Elles n’étaient déjà pas très vaillantes, l’Ukraine restant un pays à peine émergent sur le plan économique. Que reste-t-il de l’hôpital de Kharkiv ? De ce point de vue, nos collègues de Lviv sont sans doute logés à meilleure enseigne mais pour combien de temps ? Ils restent toujours sous la menace d’une pluie de missiles ou d’obus.

Dans ce contexte, et passé l’effet de sidération, nous avons essayé de réfléchir à la meilleure attitude à adopter en tant que professionnels mais aussi comme citoyens du monde.

De fait, il n’y a aucune prise de position véritablement satisfaisante. Quoique nous disions ou fassions, nous n’aurons jamais la conscience tranquille. Nous ferons sans doute des mécontents parmi ceux de nos amis qui nous demandent de prendre parti. Mais comment faire autrement ?

Bien sûr, nous condamnons unanimement l’agression, les souffrances, les crimes de guerre et les violations du droit international. Mais nous savons également que les Russes souffrent et vont souffrir encore plus à l’avenir du conflit, et ce à tous les niveaux. Leur isolement sur la scène internationale et les sanctions vont les faire retourner dix ou vingt ans en arrière, sans compter l’instabilité géopolitique qui va en découler, en Europe et ailleurs. Quant aux familles et patients russes concernés par les maladies neuromusculaires, nous sommes aussi très inquiets pour eux. Les sanctions internationales ne sont pas censées s’appliquer aux médicaments mais l’expérience prouve, comme en Iran, que les multinationales pharmaceutiques abandonnent très rapidement ces marchés à risque faute de pouvoir être payées en dollars sonnants et trébuchants. Il en sera de même, c’est à craindre, pour les équipements lourds comme les machines d’IRM ou les séquenceurs pour les tests génétiques. Autant d’outils qui vont faire défaut pour le diagnostic des maladies neuromusculaires. La dépendance de la Russie visà-vis de ce type de technologies est au moins aussi importante que celle de l’Europe vis-à-vis des hydrocarbures russes.

Il ne s’agit pas pour autant de renvoyer les deux parties dos à dos, ce serait trop facile. C’est pourquoi nous soutenons l’aide apportée dans tous les domaines à l’Ukraine, y compris pour assurer/renforcer sa défense. Nous ne sommes pas pour autant dupes des arrières-pensées et visées stratégiques des grandes puissances dans cette affaire, ni du jeu, parfois trouble à nos yeux, de notre bonne vieille Union Européenne à l’heure de choix pourtant historiques. Ne comptons pas non plus sur un retournement de l’opinion publique russe pour dénoncer le conflit, contrairement aux affirmations péremptoires de certains soit-disants experts. Quant à la propagande et la manipulation de l’information, qui sont des pratiques aussi anciennes que détestables en Russie, elles ne doivent pas nous exonérer d’une lecture critique de notre propre système médiatique.

Concernant nos collègues et homologues russes et ukrainiens, la situation est également complexe. Les Russes que nous fréquentons font partie, de facto, d’une certaine intelligentsia, ouverte sur le monde et soucieuse des droits de l’homme. Nos homologues condamnent la guerre dans leur immense majorité mais constituent de fait une minorité silencieuse. Sans compter qu’exprimer ses opinions peut conduire à la case prison. N’oublions pas non plus que le nationalisme russe est profondément ancré dans la culture du pays. Même si les dirigeants en jouent, celui-ci ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. On est d’ailleurs toujours surpris, lorsqu’on se déplace dans cet immense territoire, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, par les références constantes à la Guerre Patriotique de 39-45. Rares sont en effet les familles russes qui n’ont jamais souffert dans leur chair de ce funeste épisode du vingtième siècle.

Faut-il pour autant ostraciser les Russes dans leur ensemble ? Certainement pas. C’est pourtant ce qui est en train d’arriver. Nos collègues et amis ne peuvent plus voyager ou presque. Non pas que les liaisons aériennes soient totalement interrompues – il leur suffirait de passer par Istanbul ou Dubaï pour aller où bon leur semblerait – mais tout simplement parce qu’ils ne peuvent plus utiliser leurs cartes de crédit pour faire une quelconque réservation ou retirer de l’argent, en tout cas à l’Ouest. Ils sont en train de déserter en masse les congrès internationaux, y compris celui que nous organisons à Nice (Myology 2022), une ville pourtant chère à leur cœur (et pour certains, comme quelques oligarques, à leur portefeuille). Ils se voient même refuser, à juste titre compte tenu de l’opposition manifestée par plusieurs participants des États Baltes, l’accès à des réunions en distanciel de type RCP organisées par le réseau européen de référence Euro-NMD. À l’inverse, se pose et va se poser de plus en plus la question de ces jeunes russes qui ont décidé de migrer à l’Ouest. Nous en connaissons au moins un dans le domaine de l’histologie musculaire qui a abandonné, du jour au lendemain, son poste à l’Université Mechnikov de StPétersbourg pour se réfugier à Istanbul. Quel avenir pour lui et d’autres ? Même si les bras commencent à faire défaut en Europe de l’Ouest dans certains secteurs de la myologie, comment sera-t-il accueilli ? Quel laboratoire ou service hospitalier voudra lui donner une deuxième chance ?

La plupart d’entre nous gardons le contact avec nos homologues russes mais à titre individuel. Au niveau institutionnel, en revanche, les ponts sont coupés. La seule exception concerne les associations de patients et les patients eux-mêmes. Ils n’ont pas à pâtir du conflit. Beaucoup étaient amenés à fréquenter les hôpitaux finlandais, français ou allemands, mais qu’en sera-t-il à l’avenir ?

Quant aux professionnels ukrainiens, il est tout aussi délicat de leur demander des nouvelles. On les imagine occupés à d’autres tâches que celle consistant à répondre au courrier. Certains d’entre eux sont peutêtre pro-russes, ce qui n’est ni un péché ni une infamie en soi, mais nous l’ignorons. Là aussi, il nous faut savoir respecter les points de vue pluriels. On ne peut enfin s’empêcher de penser que certains ne sont plus de ce monde et que nous l’ignorons encore.

Une bonne partie des coopérations que nous avons mises en place en Ukraine se sont de fait écroulées du jour au lendemain, les priorités étant logiquement ailleurs. Ceci est encore plus vrai pour la Russie où l’école annuelle euro-russe de myologie et les missions médicales sont suspendues en attendant d’hypothétiques jours meilleurs. Voyager là-bas relève d’ailleurs du défi : obtenir un visa est devenu quasi-impossible et aucune assurance ne vous couvre. Nous réfléchissons, à plusieurs, à la possibilité de garder ouverts des canaux de communication non institutionnels. C’est dans ce contexte qu’est né le projet OMNIS destiné à échanger, sur terrain neutre, autour de cas cliniques non seulement avec les Russes mais avec tous les autres myologues de bonne volonté du monde entier.

Malgré les circonstances exceptionnelles que nous vivons, je garde quand même bon espoir de retourner un jour en Ukraine, à Kiev, Lviv et pourquoi pas à Odessa, une ville dont l’histoire et le cadre enchanteur m’ont toujours fasciné et attiré. Je nourris moins d’espoir pour la Russie, à mon grand regret. Finies, au moins pour un temps, les missions dans des endroits magnifiques ignorés de beaucoup mais si profondément russes et attachants. Je continuerai à parfaire mon russe mais plutôt au Kazakhstan, là où nous restons très implantés et où il est plus facile de voyager.

À n’en pas douter, il y aura, quand les armes se seront tues, une place pour une forme de normalisation mais à quel prix et sur combien d’années ou de décennies, nul ne le sait. Gageons simplement que la raison l’emporte sur la folie des hommes.

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